Une journée au service réanimation de l'hôpital de Mulhouse

« Élément mulhousien de réanimation – Eiher Lava, unsere Pflicht » (Votre vie, notre devoir). Au cœur de la deuxième vague de Covid-19, ce mardi 17 novembre, les traces de la première sont encore partout dans le service de réanimation médicale de l’hôpital Émile-Muller à Mulhouse, notamment sur les murs, où une plaque portant ces deux inscriptions a été accrochée.
La situation de cet automne n’a rien à voir avec celle de ce printemps, mais le service n’en reste pas moins en tension. Comme toujours à cette période, « on est à flux tendu », indique le chef de service, le Dr Kuteifan. C’est le moment « où les infections virales se compliquent, où les décompensations cardiaques sont plus nombreuses », liste le chef de service.

Le Dr Kuteifan.
Le Dr Kuteifan.
À ces patients s’ajoutent cette année ceux infectés par le Covid-19 qui occupent plus de la moitié des lits…


Laure, médecin de garde.
Laure, médecin de garde.
9 h 45
Laure est aujourd’hui le médecin de garde du service. Pendant 24 heures, c’est elle qui va recevoir tous les appels pour « des demandes d’entrée en réanimation » et va « gérer les admissions dans le service ». Sa journée ne fait que commencer et son téléphone sonne déjà. Dans le service de pneumologie de l’hôpital, l’état d’un patient de moins de 50 ans, infecté par le Covid-19, s’est dégradé. Problème, les 20 lits de réanimation sont occupés : 12 par des patients Covid, huit par des patients non-Covid.
« On va aller voir ce patient, annonce Laure. Il était déjà en réa il y a dix jours, mais comme il allait mieux, il a été transféré dans un service de médecine conventionnelle. Visiblement, il a de nouveau de gros besoins en oxygène. On va voir s’il doit et s’il peut revenir, sachant qu’on n’a pas de place… On a éventuellement un malade un peu limite qui pourrait sortir pour être pris en charge dans un autre service, ce qui permettrait de libérer un lit. »

Prioriser. Le verbe est au cœur du métier de médecin réanimateur. En réanimation, chaque admission se fait au « cas par cas ». Et à chacune d’elle se posent « des questions et problématiques éthiques », explique le Dr Kuteifan. Quand les disponibilités en lits sont aussi faibles que ce qu’elles sont, « il ne faut pas se tromper, tout en agissant vite, parce qu’ici, tout peut rapidement basculer ».


Christine, infirmière.
Christine, infirmière.
10 h
Les tuyaux du respirateur, une sonde urinaire, un autre tuyau relié à l’estomac pour l’alimentation, deux cathéters, six électrodes pour contrôler les constantes cardiaques, des perfusions, des pousse-seringues pour administrer les traitements et plusieurs écrans de surveillance. Dans son lit, le corps de ce patient de plus de 70 ans, infecté par le Covid, a disparu sous les appareillages. Derrière ces machines, il y a des soignants « hypers-qualifiés », dont Christine. L’infirmière dit être « l’une des dernières dinosaures de la réa ».

Depuis bientôt trente ans qu’elle exerce dans le service, elle en a vu passer des collègues, mais ce qui lui « fait mal et peur », c’est de voir ceux qui partent depuis la première vague : 10 % de l’effectif infirmier a quitté le service, « exténué, épuisé, en mal de reconnaissance ».
Alors aujourd’hui, elle « pousse un coup de gueule ». Ici, « on a que les patients les plus graves, ceux dont un ou plusieurs organes sont défaillants et pour lesquels des machines doivent prendre le relais. On apporte les soins les plus techniques qui soient 24 heures sur 24 ».
« Il y a du stress dans tous les services, mais, parfois, que l’on fasse un pansement ou un soin dans l’heure ou dans la minute, ça ne change rien. En réa, c’est tout de suite et maintenant, tout le temps. Il faut pouvoir faire face à toutes les machines, toutes les alarmes et on n’a rien derrière ! »

Christine, qui travaille à 80 %, gagne « 2000-2100 € par mois, primes et week-end compris ».


10 h 30
Dans l’ascenseur qui mène Laure dans le service de pneumologie, son téléphone sonne une nouvelle fois. Cette fois c’est pour une demande d’admission d’une patiente âgée de plus de 70 ans, placée sous oxygène dans le service de rhumatologie. La « gardiste » ira la voir après avoir examiné le patient de pneumologie, dont « l’état clinique est assez rassurant ». « Il peut attendre, mais il est jeune, c’est peut-être plus prudent qu’on le prenne quand même, je ne sais pas à quelle heure, je vais en discuter avec l’équipe de réa et je te rappelle », indique Laure à l’un des médecins du service de pneumologie.

« La réanimation, c'est comme imposer un marathon à un organisme. C'est un effort extrême. Si le patient n'a pas les ressources suffisantes, il ne s'en sortira pas »

11 h 15
Alors qu’elle s’apprête à rentrer dans la chambre de la patiente hospitalisée en rhumatologie, après s’être une nouvelle fois équipée – surblouse, gants, lunettes… –, Laure reçoit un nouvel appel. Dans le service de médecine interne, un patient a besoin de dix litres d’oxygène depuis ce matin, contre cinq cette nuit. « Tel qu’il est décrit, il va vraiment falloir qu’on le prenne. Là, ça se complique », annonce-t-elle.
Concernant l’état de la patiente, une discussion s’engage avec l’équipe de rhumatologie. « Elle n’est pas inquiétante quand on la voit. L’infection au Covid n’est pas franche. Ses radios des poumons ne ressemblent pas aux images les plus significatives et il y a deux PCR négatives, observe le médecin de garde. On peut en rediscuter si vous avez des arguments, mais je ne suis pas sûre que ça ait un sens de l’amener en réanimation. Si on l’intube, je pense qu’on n’arrivera pas à l’extuber dans de bonnes conditions, alors que si l’on poursuit les soins médicaux, en élargissant son traitement antibiotique, elle pourra peut-être très bien s’en sortir.

Anticiper l’évolution d’un patient, c’est l’autre paramètre qui ne quitte jamais l’esprit d’un médecin réanimateur. « La réanimation, c’est comme imposer un marathon à un organisme, explique Laure. C’est un effort extrême. Si le patient n’a pas les ressources suffisantes, il ne s’en sortira pas ou il ne sera pas possible de le rééduquer correctement. Il faut se poser la question de l’intérêt de faire survivre quelqu’un dans des conditions et avec une qualité de vie dégradées. »

11 h 45
Alité dans sa chambre, le patient de médecine interne, âgé de plus de 70 ans, est très essoufflé. Il peine à articuler lorsque Laure lui parle. « Bonjour Monsieur, je viens vous voir parce que vos besoins en oxygène sont importants. Il va falloir vous hospitaliser en réanimation, lui explique-t-elle calmement. On va vous mettre des lunettes nasales d’oxygénation à haut débit pour vous aider à mieux respirer. Je ne sais pas à quelle heure on pourra vous prendre parce qu’on a des soucis de places. On va prévenir votre famille. »
Avant de quitter le service, Laure insiste auprès de l’interne du service : « Son état est très inquiétant, mais on ne peut pas le prendre tout de suite. S’il se dégrade encore, tu me rappelles. »

« On soigne les soignants pour qu'ils puissent prendre soin des patients dans les meilleures conditions possibles »

12 h 35
Dans le service de réanimation, face à l’entrée par laquelle arrive le personnel, se trouve le bureau des cadres de santé : Isabelle et Nadège. « Cadre de santé, c’est un truc dans son bureau, derrière son ordinateur… », rigole Isabelle en songeant à l’image que l’on se fait de son travail en dehors de l’hôpital. Un travail « invisible », « non valorisé, non reconnu », « de liaison et de coordination » entre la direction de l’hôpital et le personnel paramédical.
En fait, sans cadre, il n’y a pas d’équipe. « On s’assure que les soignants ont les bons matériels de protection, on organise les plannings et on milite pour avoir des effectifs. Ça, c’est un combat de tous les jours, parce que les compétences en réanimation sont très spécifiques et elles manquent cruellement… »
Et puis, Isabelle et Nadège sont aussi les oreilles attentives du service. Durant la première vague, elles ont ramé fort pour « garder toute l’équipe sur le même bateau… ». Dans ce service, « on ne laisse pas sa blouse aux vestiaires quand on part ». Aujourd’hui, ce travail « d’écoute et de soutien » a pris une place plus importante dans leur quotidien.
Celles qui ont été infirmières avant d’être cadres de santé résument : « Avant, on soignait les patients, maintenant, on soigne les soignants pour qu’ils puissent prendre soin des patients dans les meilleures conditions possibles… »


13 h 10
« Seul, on va vite. Ensemble, on va loin », répète à l’envi le Dr Mootien, médecin-réanimateur dans le service. En réanimation, la citation trouve sa traduction dans tous les box. Dans celui-ci où six soignants sont en train de mettre sur le ventre un patient infecté par le Covid-19. Dans cet autre où une infirmière, assistée d’une aide-soignante, effectue des soins. Et dans ce box, enfin, où deux infirmières, une aide-soignante et une ASH (agent de service hospitalier) « désinfectent et reconditionnent » le box qui vient d’être libéré et sera immédiatement réinvesti par un autre patient.

L’ASH qui nettoie vitres, murs et sols, c’est Agnès. Elle ne travaille dans le service que depuis le mois de juin. Jusqu’à ce que le virus emporte « une grande partie de sa clientèle », elle était coiffeuse à domicile et en maison de retraite…


14 h 10
Alors que le patient du service de pneumologie, dont l’état s’est dégradé dans la matinée, vient juste d’être installé dans le box libéré, le téléphone de Laure sonne de nouveau. C’est le Samu. Pour ce nouveau patient, un homme de moins de 50 ans qui a fait une crise cardiaque, l’équipe de réanimation médicale ne peut plus faire de miracles. L’autre box qui doit être libéré dans les prochaines minutes est destiné au patient de médecine interne en détresse respiratoire. Alors la médecin de garde lâche : « Moi, je n’ai plus de place. Il faut voir avec la réanimation chirurgicale (l’autre service de réanimation de l’hôpital Émile-Muller, NDLR) ou un autre service de réa dans le département… »


Yann, kinésithérapeute.
Yann, kinésithérapeute.
14 h 15
Appuyé sur les barrières de son lit, Yann, le kiné du service, échange avec un patient : « Je viens vérifier que vous n’êtes pas gêné par un encombrement au niveau des bronches », lui explique-t-il. Il y a quelques mois encore, Yann était kiné en libéral. Pendant la première vague, il est venu prêter main-forte dans le service. Ça lui a « tellement plu » qu’il a « tout plaqué » pour « revenir ici. Je voulais être en réanimation et nulle part ailleurs ».
Aujourd’hui, il gagne « moins bien [sa] vie », mais il n’a aucun regret. « Il se passe un truc dans ce service. Rasseoir les patients au bord du lit après plusieurs jours de coma, refaire avec eux les premiers pas dans le box, ils en pleurent. Voir ces retours à la vie, ça donne du sens à ce que l’on fait. »

15 h
La proche d’un patient vient d’arriver dans le service. Pour les malades atteints du Covid-19, les visites sont toujours interdites, « mais on essaie de maintenir le lien avec les familles avec des tablettes quand c’est possible », explique le Dr Kuteifan. Pour les non-Covid, depuis quelques semaines, un proche peut venir « pendant 30 minutes, un jour sur deux ». Ce n’est « pas beaucoup », mais ce lien est « important ».
« Selon des études, 30 à 40 % des proches de patients font des dépressions après l’annonce d’une admission en réanimation », indique le Dr Kuteifan. Un lien important et « lourd, parce qu’il faut être honnête et transparent avec les familles, sans trop les stresser et sans pouvoir toujours répondre à leurs interrogations ».
Cet après-midi, c’est le Dr Dureau, médecin réanimateur, qui accueille cette proche. Et comme à chaque fois, la même question finit par arriver : « Quel est le pourcentage de chance qu’il s’en sorte ? » Une question à laquelle il est « impossible de répondre ».

15 h 45
En réanimation, on soigne les patients mais on fait aussi de la recherche. Dans les couloirs du service cet après-midi, le Dr Labro, médecin réanimateur, est suivie par Marie et Camille, attachées de recherche clinique. Ensemble, elles regardent quels patients du service pourraient être inclus dans une nouvelle étude de l'AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris). Présentée la semaine dernière, celle-ci doit permettre de mesurer les effets potentiellement bénéfiques de la nicotine sur le Covid-19. L'idée est de « traiter des patients avec des patchs », expliquent-elles. Mais pas n'importe quels patients, il faut qu'ils soient « intubés depuis moins de 48 heures ».
Après avoir obtenu l'accord d'une famille, celle-ci s'est finalement rétractée... « Il faut vraiment passer un message aux familles, martèle le Dr Labro. On a besoin d'elles. » Pour la médecin réanimateur, faire de la recherche, c'est sa façon « de garder la niaque, de rester optimiste ». « Si je ne fais pas de recherche clinique pendant le Covid, je ne fais que subir la maladie. Alors que si j'en fais, je suis dans l'action, dans la lutte. Et j'aimerais bien qu'on trouve un traitement pour que ce cauchemar s'arrête... »


17 h
C'est l'heure du staff. Avant l'arrivée de l'équipe du soir qui va prendre le relais pour les 12 prochaines heures, médecins et internes de l'équipe du jour échangent sur l'état des patients et les traitements à envisager pour les prochaines heures, entre espoirs et fatalité.
Alors que ce septuagénaire infecté par le virus est « clairement en train de s'améliorer », l'équipe se trouve « confrontée à la pire situation qui puisse arriver » avec cette patiente âgée de plus de 70 ans, également frappée par le Covid. « On a fait le maximum. La famille est prévenue, une proche va venir la voir ce soir, pendant 30 minutes, on lui a dit qu'il y avait les scopes, toutes les machines, les tuyaux... »

18 h 15
La réunion est interrompue par un nouvel appel sur le téléphone du médecin de garde. Le système d'oxygénation à haut débit ne suffit plus pour le patient du box 3. Il faut « l'intuber, maintenant ». Le staff s'écourte. « Allez, il faut le médecin, l'interne et deux infirmières, on y va », lance le chef de service devant le box. Sophie, étudiante en troisième année de soins infirmiers qui s'est « portée volontaire » pour venir en renfort en tant qu'aide-soignante, est présente dans le service depuis ce matin. Ce soir, elle assiste à sa première intubation.
En sortant du box, le visage marqué, elle souffle : « C'était... », sans rien pouvoir dire de plus. La vie ne tient qu'à un fil. L'expression prend tout son sens en réanimation. Qu'aux fils des machines, qu'aux yeux, aux oreilles et aux mains des soignants qui veillent, jour et nuit.


