Rencontre avec le colonel Jean Meyer

Guerre froide :
l’Alsace en première ligne

Une manœuvre sur le Rhin en mai 1973, du côté de Daubensand. Archives DNA/Christian GROS

Une manœuvre sur le Rhin en mai 1973, du côté de Daubensand. Archives DNA/Christian GROS

Le 1er régiment du génie (RG) en action sur le Rhin, à hauteur de Fort-Louis, en septembre 1992. La Guerre froide se terminait, mais la division du Rhin, renommée brigade d’Alsace en 1993, a poursuivi ses activités jusqu’en 1999. Archives DNA/Christian GROS

Le 1er régiment du génie (RG) en action sur le Rhin, à hauteur de Fort-Louis, en septembre 1992. La Guerre froide se terminait, mais la division du Rhin, renommée brigade d’Alsace en 1993, a poursuivi ses activités jusqu’en 1999. Archives DNA/Christian GROS

Sur la base aérienne 124 d’Entzheim le 19 mai 1965. Archives DNA/Robert DECKER

Sur la base aérienne 124 d’Entzheim le 19 mai 1965. Archives DNA/Robert DECKER

C’est sa géographie et son destin : l’Alsace s’est toujours trouvée au centre des conflits européens. Elle a aussi joué un rôle stratégique essentiel au moment de la Guerre froide, en particulier en raison de la présence sur son sol de la division du Rhin et de la base aérienne d’Entzheim. Et ce conflit n’était pas du tout virtuel, comme nous le rappelle le colonel strasbourgeois Jean Meyer, qui a vécu cette période dans des postes militaires stratégiques en Allemagne et en Alsace.

Le colonel Jean Meyer. Durant sa longue carrière militaire, il a notamment été affecté à l’état-major de la division du Rhin. Photo DNA/Laurent RÉA

Le colonel Jean Meyer. Durant sa longue carrière militaire, il a notamment été affecté à l’état-major de la division du Rhin. Photo DNA/Laurent RÉA

L’insigne de la division du Rhin, créée en 1984. Photo colonel Jean MEYER

L’insigne de la division du Rhin, créée en 1984. Photo colonel Jean MEYER

Jean Meyer, vous avez effectué une carrière militaire qui, en 40 ans, vous a mené jusqu’au grade de colonel. Mais vous l’avez entièrement effectuée en tant que réserviste opérationnel : pourquoi ne pas vous être engagé comme militaire d’active ?

 Pour une raison simple : quand j’ai commencé dans l’armée, comme artilleur, en 1982, j’ai écouté mon père, qui voulait que je termine mes études de droit ! Ensuite, j’ai été pris dans la vie professionnelle. Engagé et réserviste, c’est la même chose, à ceci près que le réserviste est militaire à temps partiel, durant le week-end et les congés. Quand j’étais au 11e régiment d’artillerie (RA) basé à Offenbourg, je passais mes vacances en manœuvres à Suippes, Mourmelon ou Canjuers, ce qui étonnait toujours mes copains...

Et pourquoi avoir choisi l’artillerie ?

Parce que quand j’étais un jeune garçon, je me demandais toujours comment un canon pouvait tirer par-dessus des montagnes et atteindre une cible qu’il ne voyait pas ! J’ai voulu savoir comment on faisait... À l’école d’artillerie, on pouvait se spécialiser dans les missiles nucléaires Pluton, mais je n’ai pas choisi cette option car j’étais certain que je n’en tirerais jamais ! La première fois que vous donnez un ordre de tir à une batterie de cinq canons, c’est quelque chose… À Offenbourg, j’étais officier de reconnaissance et de topographie et nous passions beaucoup de temps lors de manœuvres en terrain libre. C’est à ce moment que, pour moi, la Guerre froide est devenue quelque chose de tangible : on s’entraînait à lutter contre les forces du Pacte de Varsovie. L’ennemi était désigné, même si, lors de certains exercices, c’était avec l’adjectif « carmin » plutôt que « rouge »...

 « L’ennemi était désigné »

 Le fait de découvrir ainsi de l’intérieur ce qu’était cette Guerre froide, c’était plutôt inquiétant ou rassurant ?

 Les deux. D’un côté, c’était inquiétant, parce que l’on prenait conscience de la menace qui existait en face. Et de l’autre, c’était rassurant, car on voyait que les Français n’étaient pas seuls : il y avait avec nous les Allemands, les Américains, les Canadiens...

Après vos débuts dans l’artillerie, vous devenez officier dans les états-majors de la 6e division blindée (DB) et de la division du Rhin. Au cœur donc du dispositif militaire mis alors en œuvre en Alsace…

 La 6e DB est dissoute en 1984 et c’est alors que la division du Rhin est créée, à partir de la 62e division militaire territoriale (DMT) et de la Zone de franchissement du Rhin (ZFR). Basée à Strasbourg, la division du Rhin était, en Alsace, le cœur de la force qui s’opposait au Pacte de Varsovie. Au sein de l’armée française, elle était une exception à double titre. D’abord parce qu’elle était composée en très grande majorité de réservistes, ce qui ne l’empêchait pourtant pas d’exister en temps de paix. Ensuite parce que sa mission était le franchissement d’un fleuve, le Rhin, ce qui, dans un cadre militaire, ne pouvait avoir lieu que dans notre région. Le rôle de cette division était essentiel dans le cadre de la bataille de l’avant…

La « bataille de l’avant » ?

C’était le terme employé à l’époque : en cas d’attaque du Pacte de Varsovie, il fallait que les forces alliées gagnent cette bataille dite de l’avant pour arrêter les forces ennemies sur le territoire de la RFA. Et il fallait le faire rapidement car l’Allemagne de l’Ouest n’était pas large ! Les plans du Pacte prévoyaient que l’on serait ratiboisés en quelques jours (lire page 4) ! Pour appuyer cette bataille, il fallait être en mesure de faire franchir le Rhin aux armées venues de l’Ouest. C’était la mission de la division.

 

« Faire franchir le Rhin
à un corps d’armée »

Et celle-ci était donc composée en majorité de réservistes ?

Elle avait effectivement cette particularité extraordinaire d’être une unité d’environ 9 000 personnes composée à 80 % de réservistes. Elle possédait quatre unités de franchissement : une d’active, qui était le 1er régiment du génie (RG) d’Illkirch, deux régiments du génie de réserve et un bataillon du génie de réserve. Plusieurs « Manœuvres Rhin » étaient organisées chaque année pour nous entraîner. Les réservistes de toutes les unités recevaient un ordre de convocation et 90 % d’entre eux y répondaient. Comme nous étions certains que les ponts d’infrastructure allaient être détruits dès les premières minutes du conflit, la division devait être en mesure d’installer des ponts flottants, fixes ou mouvants, capables de faire franchir le fleuve à tout un corps d’armée. Pour protéger ces manœuvres étaient mobilisés trois unités d’infanterie, un régiment d’artillerie sol-air et un régiment de circulation routière.

Ainsi, il fallait non seulement monter des ponts, mais aussi anticiper les attaques ennemies ?

Oui ! Et ce qui était notamment prévu, en dehors de la menace aérienne, c’était que les Soviétiques nous envoient des unités commandos, les fameux spetsnaz  : il s’agissait de forces spéciales, censées s’infiltrer en profondeur pour faire du sabotage, du harcèlement, de l’assassinat... Dans nos manœuvres, il y avait toujours un ennemi spetsnaz !

« Nous savions tout des forces ennemies »

Quel était votre niveau de connaissance des forces ennemies ?

Nous savions quasiment tout ! Leur mode d’emploi, leur doctrine, leur organisation, leur matériel... Nous étions des puits de science concernant les forces du Pacte de Varsovie. Quand j’étais à l’état-major de la division du Rhin, j’ai passé des qualifications « Renseignement » à l’issue desquelles on connaissait toute l’organisation soviétique et son matériel jusqu’au dernier boulon ! En voyant l’épaulette du premier soldat de la tête d’avant-garde de la reconnaissance, je pouvais dire quel maréchal commandait l’unité... J’ai aussi participé en 1982, au camp de Stetten (Allemagne), à une formation effectuée par les Américains sur de véritables pièces d’armement soviétiques, récupérées je ne sais comment… Mais ceux d’en face en savaient autant sur nous !

Du fait de sa proximité avec le Rhin et de sa position intermédiaire entre les bases lorraines et les Forces françaises en Allemagne (FFA), l’Alsace était donc une région hautement stratégique au temps de la Guerre froide ?

Bien sûr ! C’était la région de France la plus proche de l’ennemi. Il faut dire aussi que l’Alsace comptait sur son sol deux bases aériennes opérationnelles (BAO), dont une très importante : celle de Strasbourg-Entzheim (BAO 124). Elle abritait la 33e escadre de reconnaissance (ER), qui était un outil très important pour le renseignement. Avec leurs Mirage 3R, ses pilotes allaient jusqu’à la frontière du Pacte. Ils ne pouvaient pas violer l’espace aérien adverse, mais ils voyaient et photographiaient tout ce qu’il y avait de l’autre côté. Les nez des appareils étaient bardés de caméras et d’appareils photos, des bijoux optiques... L’autre base, celle de Colmar-Meyenheim (BAO 132), accueillait la 13e escadre de chasse tout temps (ECTT). Quand on étudiait les tactiques d’attaque du Pacte de Varsovie, on apprenait que l’Alsace était particulièrement visée en raison d’Entzheim et du Rhin. Et comme l’ambiance internationale pouvait être assez chaude…

Le 1er régiment du génie (RG) en action sur le Rhin, à hauteur de Fort-Louis, en septembre 1992. La Guerre froide se terminait, mais la division du Rhin, renommée brigade d’Alsace en 1993, a poursuivi ses activités jusqu’en 1999.
1992.- L'entrée de la base d'Entzheim.
« Un tigre de papier »

Vous n’aviez donc pas le sentiment d’être dans une guerre virtuelle ?

Pas du tout ! La Guerre froide était bien réelle. Nous passions notre temps à faire des exercices d’affrontement nucléaire, bactériologique et chimique. Nous étions prêts à faire face, nous savions comment agir… C’était une vraie guerre, qui pouvait devenir chaude à tout moment. Les incidents ne manquaient pas. Les Soviétiques avaient une mission militaire, en Allemagne, dont les membres observaient souvent nos installations d’un peu trop près, et étaient souvent interceptés… Il y avait aussi les fameux camions roumains : ils servaient soi-disant au transport de marchandises, mais ils contenaient de véritables stations d’écoute. Bizarrement, ils étaient souvent garés en face d’Entzheim !

Pensiez-vous réellement que l’équilibre de ce rapport de force pouvait se rompre et dégénérer en un conflit mondial ?

Intellectuellement, oui. Mais en pratique, on se disait que ça n’arriverait jamais. C’était encore le temps où les armées occidentales représentaient quelque chose : elles faisaient bien plus peur que maintenant. Par ailleurs, des experts militaires nous expliquaient que la Russie soviétique n’était pas aussi impressionnante qu’elle en avait l’air, qu’elle n’était en réalité qu’un tigre de papier. C’est d’ailleurs ce qui s’est confirmé par la suite...

Propos recueillis par Hervé de Chalendar

Démonstration de matériel soviétique, par des Américains, à l’attention de soldats de l’OTAN en 1982 sur le camp de Stetten Am Kalten Markt (alors en RFA). COL. JEAN MEYER

Lors d’une « Manœuvre Rhin » en mars 1974 en Alsace centrale. Il fallait non seulement des hommes pour établir les ponts, mais aussi des hommes pour les protéger. Archives DNA/Roger WAYDELICH

Lors d’une « Manœuvre Rhin » en mars 1974 en Alsace centrale. Il fallait non seulement des hommes pour établir les ponts, mais aussi des hommes pour les protéger. Archives DNA/Roger WAYDELICH

40 ans comme réserviste


Né à Strasbourg le 10 juin 1958, Jean Meyer a effectué son service militaire en 1982 en tant qu’aspirant dans l’artillerie. Après cinq mois de formation à Draguignan-Canjuers, il a été affecté au 11e RA à Offenbourg. Sorti avec le grade de sous-lieutenant, il a repris ses études et est devenu réserviste au sein de son régiment.

En 1990, il a été affecté au détachement de commandement du district nord de la 62e DMT, puis, à partir de 1991, aux états-majors de la division du Rhin et de la brigade d’Alsace. Il a enfin rejoint la délégation militaire départementale du Bas-Rhin. Touché par la limite d’âge ce 10 juin 2022, jour de ses 64 ans, il a mis fin à une carrière qui l’a mené du grade d’aspirant à celui de colonel, grade maximal possible en tant que réserviste.

Côté professionnel, Jean Meyer fut juriste à la chambre arbitrale pour les fruits et légumes de l’Union européenne, directeur d’une coopérative d’achats de céréales ou encore secrétaire général de la chambre syndicale des industries du bois.
H. de C.

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Hommes du 601e régiment de circulation routière (RCR) d'Achern en 1967. P. TOMASETTI

Hommes du 601e régiment de circulation routière (RCR) d'Achern en 1967. P. TOMASETTI

Base aérienne 124 à Entzheim. Photo DNA 22 juin 1967

Base aérienne 124 à Entzheim. Photo DNA 22 juin 1967

Couverture du magazine "L'Alsace au temps de la guerre froide".

Couverture du magazine "L'Alsace au temps de la guerre froide".

Base aérienne 124 à Entzheim. Archives DNA du 19 mai 1965 /Robert Decker

Base aérienne 124 à Entzheim. Archives DNA du 19 mai 1965 /Robert Decker

1. STRASBOURG : 6e RCS division du Rhin (1984 - 1993).

2. MUTZIG : 153e RI (mécanisée); 44e RT (guerre électronique, à partir de 1994).

3. HAGUENAU : 2e RD (chars).

4. HAGUENAU-OBERHOFFEN : 12e RA (canons, à partir de 1976, venu d'Illkirch-Graffenstaden), 32e RA (missiles Pluton à partir de 1977).

5. SARREBOURG : 1er RI.

6. COLMAR : 152e RI (mécanisée).

7. NEUF-BRISACH : 9e RG.

8. BITCHE : 4e RC (chars).

9. PHALSBOURG : 1er RHC (à partir de 1977).

10. ÉPINAL : 170e RI, rebaptisé en 1994 1er RTir.

11. BELFORT : 4e RA (missile Pluton).

12. KEHL FFA : 32e RG, centre d'entraînement commando 7,
33e bataillon d'engins fluviaux.

13. BADEN-BADEN FFA : état major conjoint des Forces françaises en Allemagne et du 2e corps d'armée française, 50e RT.

14. ACHERN FFA : 601e RCR.

15. OFFENBOURG FFA : 11e RA, 43e RIMA, 42e RI.

16. LANDAU FFA : 2e RA, 5e RCS, 44e RT (guerre électronique, va à Mutzig en 1994).

17. RASTATT FFA : 6e RM, 11e RG, 42e RT.

18. KAISERLAUTERN FFA : 5e RC.

19. KARLSRUHE FFA : 135e RTir.

20. FRIBOURG-EN-BRISGAU FFA : état major conjoint de la 3e DB et de la "zone de stationnement Sud", 2e RM, 3e RCS, 53e RT.

21. VIEUX-BRISACH FFA : 53e RA, centre d'entraînement commando 4 du 131e RI.

Ont participé à ce
Saisons d'Alsace intitulé
"L'Alsace au temps de la guerre froide"

Hervé de Chalendar
Anne Vouaux
Olivier Claudon
Emmanuel Viau
Michel Knittel
Pierre Bischoff
Philippe Tomasetti

Jean-Marc Degoulange
Elisa Paret