
BARTHOLDI,
prolifique artiste
en son pays

Avec une quinzaine d’œuvres dont la plupart ornent des places, mais aussi des institutions publiques, et jusqu’à des intérieurs privés et le toit d’une demeure fameuse, Frédéric Auguste Bartholdi a laissé une forte empreinte dans le paysage urbain de sa ville natale. Avec elles souffle souvent un vent de liberté, et flotte parfois un air d’incongruité.
Par Romain Gascon
Photos Roméo Boeztlé - Édition Céline Walter

Dans les vrombissements des automobiles, une famille de touristes slaves marque sa déception. Est-ce parce que l’œuvre phare du Colmarien Auguste Bartholdi, destinée à éclairer le monde, prétend à l’universel, qu’elle doit se passer de mots ? Sur le panneau informatif planté en face de la réplique de la Liberté éclairant le monde, sur la RD83 à l’entrée Nord de la ville, les textes sont exclusivement en français, sauf le titre, traduit en allemand et en anglais. Les étrangers curieux se contenteront d’un selfie, alors qu’ils auraient pu être mieux invités à faire étape dans le musée dévolu à l’artiste et découvrir quelques-unes de la quinzaine de ses œuvres disséminées dans sa ville natale.
Dangereux selfies avec reine Liberty
Des klaxons retentissent. La recherche du meilleur selfie est un sport risqué. La version colmarienne de Miss liberty, reproduite à l’échelle quasi 1:3 sans son socle new-yorkais, plante ses pieds dans le gazon constellé de pâquerettes d’un rond-point. Quelques jeunes ont traversé la chaussée double pour se prendre en photo avec leur téléphone. Lira-t-on sur le cliché la nuance de désappointement qui semble altérer le visage de résine aux nobles traits helléniques, coincé entre les concessionnaires automobiles et les enseignes de sport et d’ameublement ? D’aucuns disent que les municipalités successives n’ont pas pris conscience du « trésor » Bartholdi que Colmar tient entre ses mains.
Une autre sculpture d’Auguste Bartholdi, cette fois authentique, hante les faubourgs colmariens. Sans regrets, nous délaissons la principale porte d’entrée routière de Colmar pour un havre de paix, le cimetière communal du Ladhof, à trois kilomètres en se rapprochant du centre-ville. Soit que le panneau numérique high-tech à l’entrée principale n’offre qu’une partie des fonctionnalités du pratique site internet 1, soit que l’auteur de ces lignes n’ait qu’une patience limitée avec les outils digitaux, il se range rapidement au parti de demander son chemin à un agent public qui prend soin des quelque 11 hectares. « La tombe des gardes nationaux 2 ? Ah, vous voulez parlez de ce monument dont sortent deux mains ? Il a dû effrayer plus d’un visiteur ! » À droite de l’allée centrale encadrée par des alignements d’arbres, à une encâblure de l’entrée, un bras musculeux en bronze soulève une lourde plaque de grès, tendu vers un sabre. D’un puissant expressionnisme, le monument est dédié aux victimes d’une bataille survenue au début de la guerre de 1870, à laquelle Bartholdi a participé. La matière sculptée semble ici prendre sa revanche de manière saisissante et dramatique sur les mots de l’austère stèle : « Morts en combattant ».
La Liberté colmarienne, force symboles
La reproduction en résine polymère armée de fibre de verre de la statue de la Liberté a été commandée par la Ville à Guillaume Roche pour célébrer le centenaire de la mort de Bartholdi en 2004. D’une hauteur de 12 mètres,
elle a été réalisée en reprenant le mode opératoire suivi par le sculpteur.
La première étape a consisté dans le moulage de la statue originelle d’1,20 mètre présentée au musée Bartholdi de Colmar. Preuve de sa puissance symbolique intacte, la statue implantée sur un rond-point a été revêtue successivement d’une ceinture, d’un gilet et d’un bâillon jaunes,
lors du mouvement de protestation sociale des gilets jaunes.

Au cimetière, un panorama humain du Colmar de Bartholdi
Le cimetière du Ladhof, qui a les atours d’un parc urbain, donne à voir un panorama des élites du Colmar de l’époque de Bartholdi. Si le sculpteur est inhumé au cimetière Montparnasse à Paris, le caveau familial y est implanté. Le site est constellé de noms qui ont compté, pour la ville et pour le sculpteur, et que l’on croisera plus loin dans la balade. Ainsi, la tombe de Georges Kern (1820 - 1898) arbore un médaillon en étain réalisé par Bartholdi. Ce notable, organiste de l’église protestante de Colmar, est à l’origine de plusieurs sociétés musicales de la cité et a organisé le premier Festival international de Colmar ; il est aussi l’un des fondateurs en 1883 de la Société d’émulation et d’embellissement. Celle-ci passera commande à Bartholdi de plusieurs projets importants : les monuments commémoratifs Roesselmann, Hirn et Schwendi, qui ornent toujours la ville. On trouve justement au Ladhof les tombes du scientifique Gustave Adolphe Hirn, ainsi que du maire Marie Hercule Jean Baptiste de Peyerimhoff, qui a donné son visage au personnage de la fontaine honorant Roesselmann. L’avocat et homme politique Ignace Chauffour, dont Bartholdi a sculpté un buste, et Jean Rapp (1771 - 1821), le général d’empire que le sculpteur a statufié, y sont aussi inhumés.
Le « génie funèbre » veille sur les lycéens
Dans un couloir à l’entrée du lycée Bartholdi, en face d’une cage d’escalier, un « génie funèbre » en bronze veille sur les noms de victimes de conflits militaires gravés dans le marbre. Cette œuvre pleurait initialement la mort précoce à 17 ans de Georges Nefftzer, fils d’Auguste, natif de Colmar, fondateur du journal Le Temps et ami de la famille de Bartholdi. Inspirée du Jeune homme nu assis au
bord de la mer, un tableau d’Hippolyte Flandrin, la sculpture n’a pas séduit
ses contemporains. À la demande des ayants-droits, elle a quitté le cimetière de Montmartre à Paris pour rejoindre le lycée colmarien en 1957.


L’audace de la jeunesse
Le monument de bronze en l’honneur du général Rapp (1855), à l’extrémité du parc du Champ de Mars, est la plus ancienne et restera peut-être la création la plus « moderne » de Bartholdi. Elle compte à plusieurs titres pour l’artiste : elle lance sa carrière et c’est la première statue publique qui orne sa ville natale. L’audace de sa facture saisit quand on la compare à celle d’un autre militaire colmarien, l’amiral Armand Joseph Bruat (1776 - 1855), qui lui fait face dans la même allée… également façonnée par Bartholdi. Inauguré en 1866, le « Bruat », connu notamment pour sa victoire contre les Turcs lors de la bataille de Navarin et pour la fondation de Papete, n’a pas l’élan du « Rapp ». Mais la fontaine actuelle n’est que l’ombre du monument conçu par Bartholdi, qui prenait soin de déployer les compétences de l’architecte et du sculpteur dans ses créations. De l’ensemble originel ne subsiste que la statue, quand le reste a été détruit par les nazis. Le piédestal-fontaine disparu consistait en une vasque circulaire divisée par quatre figures allégoriques masculines et féminines représentant les quatre continents théâtres des faits d’armes de l’amiral colmarien (Afrique, Amérique, Asie et Océanie). Les quatre têtes de grès ont cependant été conservées et sont exposées au musée Bartholdi.
La statue du général Jean Rapp
lance la carrière du doué et influent Auguste Bartholdi
C’est la première statue publique de Colmar... mais elle a d’abord été exposée à Paris. Le tout jeune vingtenaire Auguste Bartholdi, qui appartient à une famille aisée implantée à Colmar et dans la capitale, obtient que son « Rapp » soit exposé sur les Champs-Élysées pendant l’Exposition universelle de 1855. Avec cette première commande de la Ville de Colmar, Bartholdi marque les esprits, ceux des critiques notamment. À l’origine de l’enthousiasme figure le mouvement dont le personnage statufié semble animé : la main gauche serre le sabre, la main droite se lève, le buste pivote…
Renaître de ses éclats
Le militaire colmarien s’est illustré lors de la campagne d’Égypte et les batailles d’Austerlitz, d’Iéna, de la Moskowa... Le socle de la statue est gravé d’une citation de l’illustre militaire : « Ma parole est sacrée », qu’il aurait prononcée lors du siège de la ville de Dantzig, en 1813. Avec cette statue, Rapp « crie son indignation face aux Russes qui ont violé les termes de la capitulation de Dantzig, en 1813 », explique Philippe Jéhin dans son Bartholdi, L’empreinte d’un grand statuaire (éd. Vent d’Est, 2013).
La statue de bronze de 3,5 mètres est inaugurée à Colmar en 1856, répondant au « Kléber » strasbourgeois installé en 1840. Comme pour plusieurs autres statues ornant sa ville natale, Bartholdi ne demande pas d’honoraires. Chargée d’un symbolisme francophile fort, d’autant qu’en 1880 Bartholdi achève son Lion résistant à Belfort, l’œuvre est en première ligne face aux coups de boutoir nazis. À l’instar du monument Bruat voisin, de la fontaine Schwendi et de la tombe des gardes nationaux du cimetière du Ladhof, elle est démontée, mais de petites mains sauvent les éclats de bronze promis à la fonte. En 1945, l’une des premières préoccupations de la Première armée libératrice est de restaurer l’œuvre, qui est d’aplomb pour le 14 juillet.

Rafraîchissant vin d’Alsace
Capitale des vins d’Alsace oblige, même si le titre est anachronique, deux personnages au moins invitent à se désaltérer sur le parcours des œuvres colmariennes de l’enfant du pays. Au faîte de la fameuse Maison des têtes 3, exubérant édifice du début du XVIIe siècle, trône le Tonnelier alsacien. Le personnage en étain qui couronne le pignon depuis 1902 est une commande de la Société vinicole de Colmar ; il invitait à entrer dans la « Bourse aux vins » que cette dernière avait installée dans l’édifice. Dans une niche à l’angle sud-ouest du marché couvert, un Petit vigneron alsacien (1869) étanche sa soif à la régalade, un tonnelet brandi au-dessus de la tête. La statue est une copie, l’originale est déposée au musée Bartholdi.
Depuis le faîte de l’exubérante maison Renaissance de la rue des Têtes, le tonnelier de Bartholdi invitait à entrer dans la « Bourse aux vins » de la Société vinicole de Colmar.
Depuis le faîte de l’exubérante maison Renaissance de la rue des Têtes, le tonnelier de Bartholdi invitait à entrer dans la « Bourse aux vins » de la Société vinicole de Colmar.
Ce Petit vigneron alsacien niché dans un angle du marché couvert étanche sa soif à la régalade. Bartholdi a laissé dans la capitale des vins d’Alsace au moins deux autres personnages qui présentent un lien avec le nectar : le Tonnelier alsacien de la Maison des têtes (ci-dessus) et le Lazare de Schwendi, place de l’Ancienne-Douane.
Ce Petit vigneron alsacien niché dans un angle du marché couvert étanche sa soif à la régalade. Bartholdi a laissé dans la capitale des vins d’Alsace au moins deux autres personnages qui présentent un lien avec le nectar : le Tonnelier alsacien de la Maison des têtes (ci-dessus) et le Lazare de Schwendi, place de l’Ancienne-Douane.
Embellir avec malice et par l’exemple
Dans le parc du Château d’eau, à deux pas de la cour d’appel, Bartholdi est immortalisé en pied, accoudé à un tabouret qui supporte une miniature de la statue de la Liberté. Le mémorial a été érigé grâce à une souscription lancée en 1905 après la mort de l’artiste. Un panonceau du parcours « Colmar au fil du temps » 4 affiche une photo où « Mme Bartholdi et des notables colmariens » sont rassemblés devant le monument, certainement au moment de son inauguration, en 1907.
Même habitant Paris, le sculpteur a conservé un lien fort avec sa ville natale et ses élites. Ainsi, trois statues importantes lui ont été commandées par la Société d’émulation et d’embellissement à la fin du XIXe siècle. Les figures historiques qu’elles célèbrent ont été soigneusement choisies et au jeu délicat de la Mémoire, Bartholdi ne s’interdit pas la malice. Place des Six-montagnes-noires, une fontaine inaugurée en 1888 rend hommage à Jean Roesselmann (né à Turckheim à une date inconnue, mort à Colmar en 1262). Le premier magistrat de Colmar s’est illustré au cours d’une sorte de révolution municipale contre l’évêque de Strasbourg. Si le parallèle avec l’Annexion de l’Alsace par l’Allemagne devait laisser un doute, deux détails le lèvent absolument. Debout, paré pour le combat, le Roesselmann de bronze tient dans sa main droite un phylactère (banderole sur laquelle sont inscrites les paroles prononcées par le personnage) avec l’inscription « Libertas Civitatis Colmariensis ». Surtout, les traits du libérateur sont bien connus des Colmariens : ils reconnaissent l’ancien maire Hercule de Peyerimhoff. Ce dernier a été à l’origine de nombreux travaux de modernisation et d’embellissement de la ville ; il a aussi peu goûté l’annexion…
Peut-être la statue du brillant scientifique Gustave Adolphe Hirn, qui continue de phosphorer dans le square jouxtant le lycée Bartholdi, inspirera-t-elle quelque vocation chez les écoliers ? Photo Roméo Boetzlé
Peut-être la statue du brillant scientifique Gustave Adolphe Hirn, qui continue de phosphorer dans le square jouxtant le lycée Bartholdi, inspirera-t-elle quelque vocation chez les écoliers ? Photo Roméo Boetzlé
La sculpture de la fontaine Roesselmann, sur la place des Six-montagnes-noires. Photo Roméo Boetzlé
La sculpture de la fontaine Roesselmann, sur la place des Six-montagnes-noires. Photo Roméo Boetzlé
Le mémorial inauguré en 1907 a été érigé dans le parc du Château d’eau grâce à une souscription internationale lancée en 1905, un an après la mort de l’artiste.
Le mémorial inauguré en 1907 a été érigé dans le parc du Château d’eau grâce à une souscription internationale lancée en 1905, un an après la mort de l’artiste.
La suite au musée et en numérique
Du monument en l’honneur de Lazare de Schwendi (1522-1583), démonté par les nazis en 1943, n’a été sauvée que la statue de bronze (1898), aujourd’hui dressée sur un modeste piédestal de pierre, place de l’Ancienne-Douane. Selon la légende, le commandant de l’armée impériale en Hongrie aurait acclimaté en Alsace le cépage Tokay, qui fait la réputation de la ville hongroise éponyme, et Bartholdi le représente brandissant une grappe de raisin. Emporté par les volutes grisantes de la réflexion scientifique, le physicien Adolphe Hirn (1815 - 1890) continue de phosphorer dans le parc qui a pris son nom, à l’est du lycée Bartholdi.
Dans la galerie sud du cloître du musée Unterlinden, une statue en grès rose détache avec soin l’épreuve d’une estampe d’une plaque de cuivre gravé. Cette figure représente l’illustre artiste colmarien de la Renaissance Martin Schongauer, auteur du chef d’œuvre La vierge au buisson de rose. Bartholdi l’a statufié (1863) gracieusement pour la Ville et la Société Schongauer, gestionnaire du musée. Un écran numérique lui est flanqué depuis peu : l’image que l’on y voit replace la statue sur son piédestal disparu, et l’ensemble au milieu du jardin du cloître, à son emplacement d’origine dont il a été retiré au milieu du XXe siècle. Le numérique n’est pas le seul moyen de réparer les outrages du temps. Un autre musée, celui qui est consacré à Bartholdi, à quelques rues de là, offre de découvrir des fragments authentiques de ses œuvres colmariennes amputées, et de poursuivre le voyage avec le sculpteur sur les traces du Lion à Belfort, de La Suisse secourant les douleurs
de Strasbourg à Bâle, de la La Saône et ses affluents à Lyon, et
jusqu’à la Liberté éclairant le monde de l’autre côté de l’océan.
Romain Gascon
Notes
1. La plateforme en ligne
cimetiere.gescime.com/colmar-cimetiere-68000, très pratique, propose un onglet « Patrimoine » qui cartographie l’emplacement précis
des monuments et livre des informations à leur sujet.
2. Aussi appelé « monument Voulminot », du nom d’un des gardes nationaux décédés lors des combats.
3. 19, Rue des Têtes à Colmar.
4. Les flèches en bronze du parcours « Colmar au fil du temps » exploitent la figure de la statue de la Liberté pour guider les visiteurs sur les traces de l’histoire de la cité : colmar.fr/parcours-fleches
Pour se guider
L’Agenda disponible en ligne, qui recense les œuvres colmariennes de Bartholdi
Le musée Bartholdi, dont la cour accueille les Grands soutiens du monde, est au coeur de cette promenade au milieu des oeuvres du sculpteur dans Colmar. Photo Antonin Utz
Le musée Bartholdi, dont la cour accueille les Grands soutiens du monde, est au coeur de cette promenade au milieu des oeuvres du sculpteur dans Colmar. Photo Antonin Utz
Ce long format est extrait
du magazine Les Saisons d'Alsace n°102
disponible sur
boutique.lalsace-dna.fr
La statue de Bartholdi, dans le parc du Château d’eau à Colmar. Photo Christian Kempf
La statue de Bartholdi, dans le parc du Château d’eau à Colmar. Photo Christian Kempf